Sur le Tarot de Thomas Perino
https://vimeo.com/472116492?fbclid=IwAR2cYc_ZR76pQJ-SwkHEvrPm0KWlgBeT-DtxgkS7D2QlHWLlu6C-4fQ9ZNo
Là où est le commencement, là sera la fin.
L’Évangile de Thomas
Lorsqu’il était ivre et qu’il rentrait chez lui, à Paris, rue du Cardinal-Lemoine, rue de l’Université, boulevard Raspail, rue de Grenelle, rue Galilée, rue Edmond-Valentin ou rue des Vignes, James Joyce aimait à prononcer à voix haute cette longue et belle phrase de Edgar Quinet : « Aujourd’hui comme aux temps de Pline et de Columelle la jacinthe se plaît dans les Gaules, la pervenche en Illyrie, la marguerite sur les ruines de Numance et pendant qu’autour d’elles les villes ont changé de maîtres et de noms, que plusieurs sont entrées dans le néant, que les civilisations se sont choquées et brisées, leurs paisibles générations ont traversé les âges et sont arrivées jusqu’à nous, fraîches et riantes comme aux jours des batailles. »
C’était comme un exorcisme ou une formule de protection face à la montée du nazisme et à la seconde guerre mondiale qui était à la veille d’exploser alors qu’il terminait son dernier livre, ce livre qui lui avait pris dix-sept années de sa vie à écrire. C’était comme une promesse de bonheur au cœur d’un monde bientôt à feu et à sang. Les fleurs survivent aux civilisations et aux batailles. Et peut-être que certains livres, certaines œuvres peuvent survivre aux périodes les plus sombres et les plus destructrices. Et c’est la phrase à laquelle j’ai pensé quand j’ai découvert ce petit grand film mis en ligne il y a quelques semaines et qui j’espère restera encore sur la toile alors que nous serons depuis longtemps entrés dans le néant. Ce petit film qui est apparu comme une jacinthe ou une pervenche qui traversera les âges alors que nos systèmes politiques et nos mondes policiers se seront choqués et brisés. Ce grand film tellement humble et tellement important sur un acte artistique et rituel qui a eu lieu ces cinq dernières années comme aux jours des batailles : Le Tarot Perino de Warren Lambert (2020).
Depuis 2015, les Gaules en auront avalé : pas des marguerites mais des couleuvres. Attentats terroristes. État d’urgence et répression policière musclées des militants écologistes lors de la COP 21 (avec frottage des mains de Hollande disant, par cynisme ou par connerie, à Davet et Lhomme : « Imaginons qu’il n’y ait pas eu les attentats, on n’aurait pas pu interpeller les zadistes pour les empêcher de venir manifester »). Échec de Nuit Debout. Élection du petit robot. Échec des Gilets Jaunes, après un an de luttes et explosion des yeux et des mains des manifestants au LBD par une police transformée en milice d'État « Orange Mécanique ». Échec des luttes économiques et écologistes. Et maintenant une politique sanitaire répressive que le reste de l’Europe observe en écarquillant les yeux : sortant de chez nous pour aller travailler avec ces stupides et humiliantes attestations signées par nous-mêmes. Et pourquoi pas un slip sur la tête tant qu'on y est ?
Pendant ces cinq années, Thomas Perino a fait son Tarot. Il y a mis toute sa compréhension du monde, toute sa passion, tout son savoir-faire, toute sa patience, toute son innocence et sa rigueur. Il a commencé et terminé par le Mat : c’est la première carte qu’il a dessinée et c’est la dernière qu’il a gravée. Entre temps, il a dessiné les arcanes majeurs. Puis il a dessiné les arcanes mineurs. Puis il a gravé les arcanes mineurs. Enfin, il a gravé les arcanes majeurs pendant le confinement, alors qu’il venait de perdre son grand-père. Logique rituelle, travail cyclique autour de la matrice cyclique de tous les récits chronologiques. Thomas Perino a étudié ce qu’il dessinait, et a vécu ce qu’il étudiait. Il a traversé le Tarot et, les derniers jours de son ouvrage, Warren Lambert l’a accompagné. Il l’a filmé et il l’a écouté. Et il nous a transmis sa patiente ferveur.
« Il n’y a pas de Tarot originel, explique Thomas Perino. C’est-à-dire que même le Tarot des Visconti, on dit que c’est le premier, mais parce que c’est le premier qu’on a en main. On est dans la mécanique d’un objet qui n’existe que par sa reproduction, et pourtant à chaque fois il est différent. Le modèle absolu, il est à chercher dans le monde des idées. »
Pourquoi l'acte de refaire le Tarot est-il si important aujourd’hui ? Parce qu’il permet d'inscrire nos récits historiques et biographiques à l’intérieur du grand récit archétypal cyclique des vies et des mondes. Parce qu’il est à la fois le passé, le présent et le futur de l’humanité ; à la fois le futur, le présent et le passé de chacune de nos vies. Parce qu’il contient Tout et il parle à tous. Le Tarot est le Livre des Lois de la manifestation. Il décrit le passage de l’invisible au visible et du visible à l’invisible et les noces du visible et de l'invisible. Il décrit le passage de l’être à l’action et de l’action à l’être et, enfin, leur transfiguration dans l’art. Dessiner le Tarot aujourd’hui, c’est approfondir le Temps. Non pas en s’extrayant du monde, mais en l’intériorisant et en le transmutant.
« C’est peut-être des choses dont a besoin aujourd’hui, explique Thomas Perino. Se dire que le courage, ce n’est pas forcément un truc de guerrier ou de violent. On peut avoir une sorte de révolte, de vouloir changer le monde. Finalement c’est un peu le but du Tarot aussi : quand on regarde, c’est un truc qui permet, si ce n’est de le changer, au moins de se l’approprier, arriver à le tenir en mains comme un jeu de cartes. C’est bien l’idée : c’est-à-dire avoir, à la fin, le monde entier qui tient dans ses mains. »
Il y a deux livres qu’il faudrait relire et rééditer : c’est Le Tarot de Jean Carteret et Du Fou au Bateleur de Christian Gabriel/le Guez Ricord. Ce sont deux des plus grandes figures prophétiques de l’après-guerre en France, et qui sont injustement oubliées aujourd’hui. Le premier (1906-1980) n’écrivait pas mais parlait, et les livres qui lui sont attribués sont des retranscriptions de sa parole. Le deuxième (1948-1988) écrivait, mais on doit faire des efforts incroyables pour retrouver, dans des publications souvent confidentielles, ses poèmes visionnaires, beaux comme la rencontre de Gérard de Nerval et de Faridoddin Attar. On regarde avec une admiration justifiée les poètes de la Beat Generation : Kerouac, Ginsberg, Burroughs. Mais on ignore nos grandes figures de poètes visionnaires : trop peu connus de leur vivant comme depuis leur mort. Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle délétère des médias depuis les années 1970 : mettant systématiquement en avant des nuls tapageurs et vantards, faisant leur gloire pour mieux ensuite les défaire, et méconnaissant presque tout ce qui a pu se faire d'essentiel pendant ce demi-siècle de paix tourmentée. Au point que c’est aujourd’hui un labeur incroyable que de retrouver les traces de tous ces chemins perdus. Pourtant tant de choses ont eu lieu. Tant d’artistes inouïs nous ont visité. Tant de génies et de prophètes : en dessin, en musique, en cinéma, en théâtre, en danse, en littérature. Il faut aujourd’hui les désensabler comme des sphinx. Ce sera un vrai travail pour notre génération et la suivante : désensabler les sphinx des cinquante dernières années, plutôt que de continuer à célébrer ceux qui sont déjà célèbres ou de critiquer ceux qui sont critiquables.
En 2013, Thomas Perino avait réalisé un livre de gravures d’une beauté déchirante, rempli de signes et de renversements, et déjà protégé par un hexagramme du Yi King : Les heures de Grace. De lui j’ai pu également lire un Alice au pays des merveilles illustré. Depuis 2015, il s’est consacré presque exclusivement à son Tarot. Essayant de comprendre chacun des détails du Tarot de Marseille, essayant de respecter au plus près ses couleurs et ses lignes, tout en modifiant nécessairement quelques détails, parce que certains détails doivent toujours être modifiés pour que le Tarot reste vivant. C'est pourquoi il est toujours bon d'avoir plusieurs Tarots : j'ai celui de Marseille, celui de Oswald Wirth, celui de Maud Kristen. Un jour, j'espère, j'aurai celui de Thomas Perino.
Dans le film de Warren Lambert, Thomas Perino lit Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick. Le Maître du Haut Château est un roman que Dick a écrit avec l’aide du Yi King. Dans ce roman, la seconde guerre mondiale a été gagnée par les nazis et l’Amérique est occupée par le Japon. Et un écrivain a écrit un roman dans lequel les Américains ont gagné la guerre. Et une jeune femme aux cheveux noirs pense que le monde dans lequel ils vivent est un faux monde et que le roman de l'écrivain parle du vrai monde dans lequel ils doivent essayer de revenir.
C’est comme si Thomas Perino et Warren Lambert, en nous re-balançant Le Maître du Haut Château en pleine gueule, essayaient de nous faire sortir du faux monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Le Tarot Perino est un film qui essaie de nous faire revenir au vrai monde, dont nous sommes exclus, exclus concrètement et littéralement, par le virus et le confinement. En pleine guerre du Vietnam, John Lennon et Yoko Ono avait fait une campagne publicitaire pour la paix : « War is over (if you want it) ». Le Tarot Perino m’a fait prendre conscience de ceci : Le confinement est fini, si nous le voulons. Les attestations, le couvre-feu, sont finis, si nous le voulons. Le coronavirus, même, peut disparaître demain, si nous comprenons comment et surtout pourquoi il est apparu. Si nous comprenons à quoi il correspond écologiquement en tant que conséquence de la destruction de la planète, mais aussi à quoi il correspond dans la psyché collective en termes d’expression littérale de la solitude, de l'étouffement, de l’amour impossible et de l’amitié devenue illégale. Mais nous devons apprendre à vouloir. Nous devons apprendre à voir. Nous devons apprendre à entendre et à aimer. Nous devons apprendre à modifier la réalité par la puissance transformatrice de l’écoute, de la vision et de l’action rituelle. Tant que nous n’y arriverons pas, nous resterons bloqués dans cette prison à échelle planétaire. Tant ce que nous serons impuissants à dissoudre ses barreaux sanitaires et psychiques, nous en serons les victimes, toutes et tous. « Si l'un d'entre nous est enchaîné, nul d'entre nous n’est libre » dit la fameuse chanson de Solomon Burke. C’est une des dernières choses dont Jean Carteret ait parlé avant de mourir, dans son « ermitage » de la rue de la Tour d’Auvergne, en juin 1980 : « Tant qu'il restera un homme en prison, je ne me sentirai jamais tout à fait libre. »
Le passage du roman de Philip K. Dick que lit Thomas Perino parle de la notion chinoise de Wu. Il s’agit d’une sagesse ou d’une compréhension qui peut se transmettre à travers un objet. Une sérénité, une bénédiction qu’un artisan peut mettre dans un objet artisanal, généralement modeste, parce que c’est dans les choses humbles que la divinité aime se loger.
Ce sera désormais notre définition de l’art : nous ne nous intéresserons à sa valeur esthétique que secondairement. Elle n’est de toutes façons que la conséquence de sa valeur rituelle.
Ce sera aussi notre définition de l’action politique : son efficacité ne sera jamais que la conséquence de sa valeur intrinsèque, de sa valeur propre, même exprimée dans le geste le plus humble. Ce sont les petits gestes, les actions à peine visibles, à peine remarquables, qui changent le monde. Ce sont elles que nous devons apprendre à faire avec soin. Ce sont elles dans lesquelles nous devons mettre beaucoup de Wu.
Sans doute, Dick y inscrit son intuition gnostique d’une expression divine spécifiquement transmise hors des routes balisées de la culture et de l’institution : son propre rapport aux romans de science-fiction. Le Maître du Haut Château est un roman plein de Wu. Mais Thomas Perino, en le lisant dans le film de Warren Lambert, nous ramène à la modestie comme à la patience de son propre travail. Et si, en gravant son Tarot, Thomas Perino contribuait réellement à ce qu’un jour nous sortions des ténèbres de ce « nigredo collectif » afin de remonter, enfin, à la lumière ? Et si son Tarot répondait à une nécessité, pas seulement personnelle, mais collective ?
Ce qui ferait de Thomas Perino l’acteur qualifié d’un drame archétype, l’incarnation d’un symbole : l’homme travaillant consciencieusement à se rendre courageux et patient dans une époque frénétique et lâche. L’homme, à une époque qui touche à sa fin, travaillant au commencement de la suivante.
« Tu me demandais comment j’ai commencé à travailler sur le Tarot, dit Thomas Perino à Warren Lambert. Un jour, j’ai trouvé du contreplaqué japonais. C’était des petites plaques qui faisaient 11 par 16 centimètres, à peu près de la taille de ma main. C’était déjà des cartes, finalement. Elles avaient déjà l’aspect de cartes. Je me disais : elles sont déjà là. Ce contreplaqué avait une sorte de perfection : derrière, il y a quelqu’un qui a fait pousser l’arbre, il y a quelqu’un qui l’a coupé d’une certaine façon, qui en a récupéré l’écorce de la meilleure manière possible. Il y a un premier mec qui a mis du Wu dedans pour permettre à un autre de venir travailler derrière »
Dans l’action rituelle, par la transmission du Wu, faire est équivalent à voir. En gravant son Tarot, Thomas Perino apprend à le regarder. Il apprend à lire le Tarot en gravant le Tarot et, en le gravant et le lisant, il transfère le temps rapide dans le temps long. Il transfère le temps présent dans le jeu cyclique des formes. En traversant lentement les arcanes du Tarot, Thomas Perino essaie de libérer la réalité de sa gangue mortifère. Il essaie de nous donner un avenir.
« C’est parce que c’était un travail long, et un travail un peu pénible que je voulais le faire, explique encore Thomas Perino. Ce qui me semblait me manquer, à moi, en l’occurrence, c’était les notions de courage et de volonté. Moi qui me voyais comme un grand paresseux et comme quelqu’un d’assez lâche, je trouvais ça intéressant de m’atteler à une tâche qui demande du courage. Courage qui pouvait, par ailleurs, manquer dans le monde en général. Le sens de faire ce truc-là, c’était de me dire : je vais aller au bout de cette tâche. Je vais essayer d’être juste et d’accomplir ce qui est juste. »
Le Tarot Perino est un film sur l’art comme acte rituel, accomplissement de ce qui est juste, et c’est lui-même un acte rituel. Ce film est plein de Wu et il le transmet à celui qui le voit. En regardant Le Tarot Perino, on contribue à déconfiner nos âmes, et c'est ce premier déconfinement qui permettra le déconfinement de nos corps et de nos esprits.
Il y a une phrase du Zohar que Raymond Abellio aimait citer : « C’est par l’étude de la Loi que l'homme soutient le monde. » C'est une phrase extraite d'un long passage du Zohar dans lequel on peut également trouver : « Quiconque s’applique à l’étude de la Loi est – s’il est permis de s’exprimer ainsi – le soutien du monde entier. Le Saint, béni soit-il, créa le monde à l’aide de la Loi ; et l’homme soutient le monde également à l’aide de la Loi. Il en résulte que la création du monde, aussi bien que son existence ne sont dues qu’à la Loi. Aussi, heureux le sort de l’homme qui se consacre à l’étude de la Loi, car il soutient le monde. »
Si le Tarot est la matrice de toutes nos fins et de tous nos commencements, s'il est le Livre des Lois de la Manifestation, alors c’est par l’étude du Tarot que nous déconfinerons nos âmes, nos corps et nos esprits. Merci à Thomas Perino de l’avoir fait et à Warren Lambert de l’avoir montré. Heureux leur sort, car ils soutiennent le monde.
Voir le film Le Tarot Perino de Warren Lambert (2020) :
https://vimeo.com/472116492?fbclid=IwAR2cYc_ZR76pQJ-SwkHEvrPm0KWlgBeT-DtxgkS7D2QlHWLlu6C-4fQ9ZNo
Tarot , Rota ; roue de la loi
RépondreSupprimertout tounre ...
Voir les symboles , le symbole , le saint bol ; le Graal
Il est temps de mettre du WU dans nos Vies
Salut,
RépondreSupprimerDu statut de fleur Pacôme est passé à celui d’arbre.
Non pas irrémédiablement. Pas de façon définitive. Mais pour les besoins de la cause. Elle. Tout simplement.
Elle. La biche naine. Gazelle du paradis. Pas plus grosse qu’un coléoptère. Qui se déplace dans les airs aussi gracieusement qu’une fée.
Pour faire ce qu’elle a à faire. Pas possible autrement. Car si Pacôme devait rester une fleur… Sinon la fleur s’épuiserait. En à peine une journée. Sécherait d’une extrémité à l’autre. De ses racines à la moindre de ses feuilles. La trop fragile nécessité de l’esthétique diaphane d’une rose. Le vain avantage à tirer de sa grâce sous le vent. Pour faire ce que la biche a à faire.
Pour faire ce qu’elle a à faire, il lui faut de la force.
Pour faire ce qu’elle a à faire, elle a besoin de Pacôme en tant qu’il est un arbre. Une force de la nature. Vieux et massif. Au tronc solide. Alors le rostre puissant de la biche, dévaginé d’une poche secrète qui se trouve à l’arrière de sa bouche, en traverse l’écorce. En atteint les partie môles. La strate du réseau sucré. Aisément accessible. Espace au sein duquel il est si tentant de rester et de se faire plaisir -il a ce côté sucré, Pacôme, ce côté bonbon à la fraise. Et c’est vrai que la biche adore ce qui est sucré. Et avec Pacôme : C’est ce qui vient en premier. Le sucre et son parfum de sucre. La magie du ciel. Produit d’une synthèse. À la rencontre des feuilles et du soleil.
Mais elle ne s’arrête pas là. Elle continue son voyage. Car derrière ce réseau. Plus profondément, se trouve un autre réseau. Plus subtil. Au milieu de parties plus dures du corps de l’arbre. Au milieu des parties dites mortes. Enfouies, donc, plus profondément dans le tronc. Un réseau qui vient tout droit du sol. D’autres profondeurs. Des profondeurs du sol. Des profondeurs du sol où l’arbre vient puiser tout ce dont il a besoin afin de se constituer. Tous les éléments dont il est la concrétion. La matera-prima de l’arbre tout droit sortie de l’ombre.
A suivre
Suite
SupprimerLa petite biche élabore alors un dispositif. Il y avait cette noisette trouée trois fois en son sommet et vidée par un ver. Elle l’avait nettoyée en utilisant de l’acide. De l’acide qu’on trouve à des concentrations hallucinantes dans la salive des fous. Dans la salive des vrais fous. Dans la salive de ceux qui ne sont pas pris en charge. Dans la salive des fous qui vous la postillonnent à la gueule dès qu’ils s’adressent à vous. Qui pique fort. Et dont la seule évocation met mal à l’aise. Ce genre de salive qu’on n’a pas toujours sous la main. Mais dont la biche disposait. Puis elle avait rincée la noisette abondamment avec un liquide neutre. En l’occurrence, un jus inodore et incolore obtenu par pression de la chair de certains vieux champignons. Pour que la noisette fasse office de réceptacle, comme une sorte d’amphore. Et maintenant elle la coince fermement entre les plis de l’écorce de l’arbre. Ensuite, elle prend une paille. Elle enfonce une de ses extrémités délicatement durcie au feu dans le canal qu’elle a creusé avec son rostre et qui mène au réseau de sève élaborée. Puis avec une deuxième paille. Elle fait pareil. Sauf qu’avec sa pointe noircie, cette fois-ci, elle accède au réseau de sève brute. Ensuite elle attache avec un cheveu qu’elle a trouvé par terre les deux extrémités restantes. Et les insère à l’intérieur de la noisette. Enfin, avec une troisième paille passée par un trou dans la coque demeuré inemployé -le dernier servant à la circulation de l’air-, elle déguste le mélange qu’elle ne manque pas d’obtenir et qui remplit maintenant la petite noisette. Mélange à la jonction de ce qui monte et de ce qui descend. Assemblage subtil des choses qui viennent de l’ombre et des choses qui viennent de la lumière. Composé de ce qui arrive avant, en l’état, la matera-prima et de ce qui arrive après, la synthèse, le sucre. Coïncidence de deux temps.
Tout à coup, sans compromettre l’intégrité du breuvage, ce qui fait de lui un tout, un ensemble cohérent, quelque chose, dont elle ne sait rien, transforme l’espèce de relation qu’elle entretenait avec lui et réduite au seul acte de contempler en une intellection sur la matera-prima. De goutter sans voir, elle se met à goutter et à voir.
Elle goutte la matera-prima, ces reliquats qui sont le fruit de la décomposition, ces éléments inorganiques montés jusqu’à elle par capillarité. Elle absorbe une vieille pierre rongée par les fumées d’une usine. Elle boit le frère de Pacôme. Vieille arbre allongé à coté de lui depuis vingt ans. Rendu, jour après jours, à une plus simple expression à force d’être chié du cul des insectes et que le peule des bactéries, pour finir le travail, encore et encore, réduit à une forme plus brute. La biche savoure aussi, non sans surprise, parce qu’elle le connait, un vieux pèlerin mort là et altéré jusqu’à l’os.
Puis tout à coup comme un éclair surgi de nulle part, tout son esprit se bande et focalise sur sa peau qui réagit au frisson qui la parcourt. Son pelage roux se dresse. Ses petites ailes frétillent. Elle fronce les sourcils. Elle se pose la question : « Toute cette histoire, ce que je me raconte, ce qui m’est dit. » « Mais qui me le dit? » « Est-ce Pacôme ? » « Est-ce l’arbre ? »
A suivre
Suite
SupprimerEst-ce Pacôme qui insiste à ce point afin de révéler à la biche que pour Pacôme, pour l’arbre, c’est la matera-prima qui compte ? Dans ce qu’elle a de générique. Quel est ce chant mystérieux, sorti d’on ne sait où, qui jure par tous les dieux, à la biche, que l’arbre sait que la matera-prima est partout autour de lui et qu’il n’a qu’à tendre l’extrémité de l’une de ses innombrables racines pour l’absorber ? C’est quoi cette rengaine ? Qui tourne en boucle et reprise à l’unisson par toutes les feuilles de tous les arbres de la forêt. Et qui, maintenant que la biche lui prête attention, répète : « Pacôme se fout royalement que la matera-prima vient en partie de son frère. Il n’a pas besoin de faire le lien entre elle et l’essence d’un pèlerin. Pas la peine de faire lui-même l’effort d’entretenir la flamme de l’odyssée d’une merde d’ours coulée là, négligemment, il y a trois ans et qui depuis s’est décomposée. »
Qui parle à la biche ? Alors. Qui lui dit ? Est-ce la matera-prima qui lui parle, qui lui confie ses secrets. Quelque chose qui serait propre à la matera-prima et dont la biche aurait percée le mystère. Ou bien est-ce autre chose. Qui accompagne Pacôme, qui accompagne l’arbre et qui murmure à l’oreille de la biche. Des histoires extraordinaires. Des histoires au sujet de Pacôme, au sujet de l’arbre. Des histoires qui disent que même s’il n’a pas besoin de voir, ce n’est pas pour ça que Pacôme est stupide. Cela ne l’empêchera jamais de voir. Parfois. Cela ne l’empêche pas de voir qu’il ingère son frère depuis maintenant vingt ans. Parfois. De voir qui était ce pèlerin, ermite des forêts, grand parmi les grands ou qu’il lui arrive souvent de bouffer de la merde. Pacôme voit. L’arbre voit. Mais cela n’est pas vital. Pas la peine de se faire tout un film à propos de ça. Et si parfois une image et son histoire traverse l’esprit de Pacôme… Traverse l’esprit de l’arbre…
Alors qui parle à la biche ? Est-ce Pacôme ? Est-ce l’arbre ? Est-ce la matera prima ? Ou bien autre chose ? Quelque chose qui accompagne Pacôme. Quelque chose qui accompagne l’arbre. La compagne de Pacôme. La compagne de l’arbre.
Qu’elle est la seule vraie compagne que Pacôme n’ait jamais eue ? Que l’arbre n’ait jamais eue ? Sans qui Pacôme ne peut vivre. Sans qui l’arbre ne peut vivre.
A suivre
Suite
SupprimerAlors sans doute qu’à force de se poser la question. La biche finit par s’endormir. Et ce n’est qu’à son réveil que, tout naturellement, très simplement, la réponse finit par venir.
C’est l’eau, bien sûr. L’eau qui tombe du ciel. La pluie, la neige. C’est l’eau qui sourd des profondeurs du sol. L’eau mystérieuse. Qui accompagne Pacôme. Qui accompagne l’arbre. De toute éternité.
L’eau qui soudain dit à Pacôme. Dit à l’arbre. Dit à la biche. A cet instant précis. Qui les prévient. De la venue dans les environs de toute une bande chèvres. Un essaim de chèvres volantes. Pas naines pour un sous. De vraies bonnes grosses chèvres voraces et industrieuses. Qui se préparent à attaquer la forêt. A arracher, mastiquer, digérer, chier tout ce qui passe à leur porté. Qui apportent avec elles quelque chose dont la dynamique marque de façon durable tous les lieux qu’elles visitent. Quelque chose dont on se demande ce que cela fout là. La présence inappropriée des tueuses de monde. Quelque chose comprise par l’eau et que cette dernière propage dans le sol en un intelligible. En une sorte d’influx. Qui excite toutes les racines de tous les végétaux de la forêt. Qui se diffuse à l’intérieur du corps de Pacôme. A l’intérieur du corps de l’arbre. Qui remonte son tronc en passant par le réseau de xylème. Pour atteindre et mobiliser tous les amas possibles et imaginables de cellules sécrétrices. Pour permettre à l’arbre d’y répondre de façon adéquate. D’exprimer son conatus. La synthèse des tanins. Substance à son tour rependue dans toutes les zones de l’arbre susceptible d’être mutilées par les chèvres. Et notre biche s’en prend plein la bouche. Ce qui la fait cracher. Pas buvable. Amer au point de savoir que si elle en boit, elle a de forte chance de s’intoxiquer. Des tanins, mon ami, à des concentrations tellement expressives qu’elles disent à la biche, sans qu’il lui soit possible d’en douter, qu’elles ne sont pas ses amies. Ça dure trois jours. Le temps que la bande de caprins soiffards s’en aillent voir ailleurs.
A suivre
Suite
SupprimerEt pour en revenir à l’eau. Parce que seule l’eau demeure. L’eau qui gonfle Pacôme. Qui gonfle l’arbre. Qui fait que Pacôme se dresse. Qui fait que l’arbre se dresse. Qui a rendu possible tous les tissus morts qui aujourd’hui le structure. Qui fait toute sa splendeur. L’eau de la fontaine qui lui murmure un nom. Son nom. Sans doute. Mais aussi celui de son frère. Celui de l’ermite. Et ceux de tous les autres. Qu’il fait siens. La puissance réalisée d’une multitude de noms qui le définissent. L’eau de la fontaine qui lui renvoie son image. Rien que la sienne, s’il en a besoin. En tant que telle, soit l’image composite d’un enfant de la terre. Ainsi que toutes les autres images. Image de tous les instants. Images qui font l’instant. Lui, au sein de la forêt. De la forêt vivante.
L’eau qui dit à Pacôme ce qu’il est. Qui lui dit qu’il est l’agent. Pour un temps. C'est-à-dire de la bouffe. Pacôme : De la bouffe. Du sucre à profusion. Plus quelques substances subtiles -et pas la peine que la biche en énumère les effets étranges sur sa psyché. De la bonne bouffe. Pour la biche. Pour faire des réserves. Pour faire du gras. Des souvenirs pour plus tard. Pacôme : l’arbre à bouffe. Contre qui instinctivement la biche se pose. A l’ombre de qui elle fait son campement. Une résidence à l’arbre. Sans rien préméditer. Sans faire de plan sur la comète. Tout simplement parce qu’il est bon parfois de faire du gras. D’emmagasiner des souvenirs. Et comme le dit l’un des seul sages qui trouve grâce à ses yeux : « le gras : c’est la vie. » D’ailleurs c’est ce qu’il veut, Pacôme. C’est ce qu’il veut être. Alors la biche le prend ainsi. Pacôme : La grande bouffe. Avant que Fellini ne la filme. Avant que cette notion n’erre en des contrées malsaines. Pacôme : Une proto-bouffe. Quand la bouffe fait encore paysage sur un chemin de promenades épiques. Paysage qui offre un cadre à une infinité de possibilité de jeux. Un décor merveilleux pour deux enfants survoltés. Qui sert de support par sa capacité à générer des points. Capacité à se faire jonction entre ce qui monte et ce qui descend. Deux en un. Faire point. Non pas de façon abstraite mais très concrètement. Capacité à rendre ce point concret. Palpable. En mesure d’être éprouvé. Et puis, capacité de faire points. Point pluriel. Par succession. La succession des points. La multitude produite au croisement de l’ombre et de la lumière. Utile à tout ce qui ressemble de près ou de loin à une voile. Terra-formation d’une atmosphère viable pour tous ce qui vole. Chaque point autorisant un battement d’aile à la biche. Avec toujours : L’eau. La compagne de Pacôme. La compagne de l’arbre. Qui dit à la biche et à Pacôme, encore et encore, que Pacôme est un lieu. Un topos. Un endroit où ça parle. Une structure à se mouvoir. Un espace au sein duquel voler est une évidence.
Enfin, l’eau pour dire à la biche ce qu’elle a à faire. C'est-à-dire jouer. Jouer avec Pacôme. Jouer avec l’arbre. Produire à son tour des figures. Toutes sortes de figures. Figures holistiques. Figures atomiques. Passer du spectre de l’arc en ciel à l’unité de la teinte, à la simple couleur que fut en l’espèce un cyclone astringent.
Et qui nourrissent l’âme de ses sœurs.
A+,
Stéphane.
Tu mets les mots sur ce que mon obsession du tarot révèle : Une manière de toujours réinventer le permanent, le cyclique et de nous y ancrer. Merci
RépondreSupprimerAs-tu essayé les Otiyoth, Pacôme ? Je suis sûre que le Tarot s'est inspiré d'elles, dans les Temps immémoriaux...
RépondreSupprimerhttps://www.renaud-bray.com/livres_produit.aspx?id=734781&def=otiyoth,+les+lettres+h%C3%A9bra%C3%AFques,lahy,+georges,9782952103961
Merci pour cette chronique que je ressens fraternelle.
As-tu essayé d'interroger les Otiyoth, Pacôme ? Je suis sûre que le Tarot s'est inspiré d'elles, dans les Temps immémoriaux...
RépondreSupprimerMerci pour cette chronique que je ressens fraternelle.
Je ne connais pas les Otiyoth ! Je vais les découvrir. Merci à toi.
SupprimerQuelle coïncidence, j'ai acquis un tarot de Marseille il y a un mois. Il est sur ma bibliothèque entre les symboles et les loups. Souvent je le regarde, je n'ai pas encore osé le déballer. C'est pour mon livre, la belle excuse.
RépondreSupprimerBientôt je vais me faire tirer les cartes place Denfert, je te dirai.
Merci pour le film, doux et chaud comme le bois, il sent bon l'encre
Ou bien,
RépondreSupprimer"Le Confinement n'a jamais pris fin".
Oui. Soit Lennon/Ono soit Dick. Pick you favorite genius.
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